11 juil. 2009

L'obstination du témoignage


L'Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l'Homme (FIDH - OMCT) publie aujourd'hui son rapport annuel 2009 . Roberto Saviano, journaliste et écrivain italien, auteur de Gomorra, nous a fait l'honneur de préfacer cet ouvrage, voici son texte :

"Les droits de l’Homme : quiconque prononce ces mots, dans notre occident démocratique, semble entonner une litanie traditionnelle, une litanie sacrée certes mais qu’on écoute désormais d’une oreille distraite. Quelque chose qu’il faut dire, répéter, célébrer, une habitude rituelle. Respectée, mais rien de plus. Au pire, la télévision nous impose un spot humanitaire concernant des pays lointains, des nations aux noms incertains, dont les frontières semblent tracées à la règle, comme celles de l’Afrique profonde, nous parle de régions du Moyen-Orient dont nous parviennent des images d’enfants ensanglantés, en pleurs, de femmes voilées qui hurlent, de nouveaux massacres et parfois de nouvelles protestations, de nouvelles interventions de l’ONU, aussi inutiles que les précédentes. Mais dans la plupart des cas : rien. Les droits de l’Homme seraient devenus un domaine réservé aux spécialistes, les préposés aux dossiers au sein des institutions spécialisées ou des ONG indépendantes. L’occident, bien souvent, ne se sent pas concerné par ces problèmes, quand il prétend s’y intéresser c’est un peu comme s’il faisait un cadeau à ces pays de seconde classe, une concession des démocraties aux Etats encore à genoux, mal développés, difformes. Comme si la question des droits de l’Homme se posait toujours ailleurs, comme si concrètement il s’agissait encore et toujours du problème des autres.

Il est parfois difficile de faire la preuve que le problème, au contraire, nous concerne toutes et tous, où que nous nous trouvions, pas uniquement pour des raisons morales, ou par un sursaut de conscience. Il faut démontrer que le monde est un et indivisible et que nos frontières, nos constitutions démocratiques ne suffiront pas à nous protéger contre les forces qui gouvernent en réalité ce monde et pour lesquelles la charte des droits de l’Homme n’est qu’un chiffon de papier.

Cet ouvrage est un hommage à ces femmes et ces hommes qui, au cours de cette année 2008, parfois au péril de leur vie, se sont battus parce qu’ils sont habités de l’idée que la question des droits de l’Homme nous concerne tous. Cette année, en plus des conflits armés, des crises électorales ou institutionnelles, de la lutte contre les “terrorismes”, le combat en faveur du respect des droits de l’Homme a été profondément marqué par une crise alimentaire puis financière mondiale.

La crise financière est en train de faire couler à pic l’économie de tous les pays industrialisés, elle risque d’affecter durablement les économies si fragiles des pays en développement, et de les précipiter toutes dans un abîme dont personne ne peut mesurer ni imaginer la profondeur. Mais surtout, personne n’est en mesure d’évaluer ni la durée de la chute, ni la douleur que va provoquer le choc lors de l’impact.

Les entreprises les plus saines se débattent ou succombent, on ne dénombre même plus le nombre de personnes qui se retrouvent sans emploi ou tout au moins appauvries, la consommation baisse inexorablement et n’importe qui, n’importe quoi qui réussit à s’insérer dans ce cercle vicieux peut apparaître soudainement comme une soupape de sécurité. On doit recourir à des taux de crédit usuriers, parce qu’on n’a plus accès aux lignes de crédit des banques, en règle générale on cesse de se préoccuper de l’origine des capitaux, des investissements ou des financements - d’où qu’ils proviennent ils sont désormais accueillis comme une manne céleste, et c’est là un phénomène des plus dangereux.

Des “crises” en 2008 ont déjà donné lieu à une multiplication des mouvements de protestation sociale. Au Cambodge, au Cameroun, en Corée du sud, en Tunisie, en Colombie, au Zimbabwe et ailleurs, des femmes et des hommes ont envahis la rue pour réclamer le respect de leurs droits sociaux et économiques et les leaders pacifiques de ces manifestations ont trop souvent été ciblés par la répression. Un avant goût de ce qui nous attend dans le contexte de la crise actuelle et des mouvements sociaux qu’elle entraînera légitimement ?

S’il est vrai qu’il y a toujours quelqu’un qui tire profit des moments de crise, ce quelqu’un en ce moment c’est avant tout l’économie du crime. Face à la démission des institutions qui ont pour tâche de gérer l’Etat, notamment les pouvoirs exécutifs et judiciaires, la criminalité organisée, profitant de dérégulations complaisantes, développe une économie parallèle. Cette économie criminelle - transnationale et mondiale comme la crise elle-même - qui vend des armes en Afrique pour acheter aujourd’hui du coltan et hier des diamants, pour faire passer la drogue destinée aux marchés les plus reculés, qui provoque la chute de chefs d’Etat. Les massacres au cours desquels on piétine les droits de l’Homme semblent, dans la plupart des cas, déclenchés par des idéologies religieuses, des haines ethniques, ou la simple férocité et la soif de pouvoir : ils cachent bien leur véritable odeur, l’odeur du sang qu’ils font couler. Ce sang pue l’argent. Toujours. Dans tous les cas. Pas seulement en Afrique, mais en Europe aussi, comme dans les Balkans. Où bien souvent les chefs des milices qui égorgeaient la population civile appartenant aux ethnies rivales étaient simultanément aux commandes des trafics illicites auxquels ils se livraient entre eux, entre collègues. Business is business, comme d’habitude.

Dans les pays où sévit une forte criminalité, les droits de l’Homme sont étouffés par les organisations criminelles, toute possibilité de développement de la liberté étant entravée par celles-ci. Bien souvent ces organisations finissent par ne faire qu’un - ou presque - avec le pouvoir politique. La criminalité organisée ne pourra jamais accepter l’Etat de droit, les preuves nous sont abondamment fournies par nos propres mafias, considérées par le reste du monde comme une réalité et un mythe fondateur. A l’heure actuelle, l’économie criminelle est en train de prospérer et de progresser, en faisant débarquer, dans tous les pays du monde, ses hommes et ses capitaux. Elle est en train de ronger comme un cancer les fondements mêmes de nos démocraties. Les droits de l’Homme sont en danger partout.

Dans ce contexte déliquescent, le crime organisé finit par subvertir des Etats faibles, imposant sa logique sanglante et brutale. Il aggrave les inégalités en développant une économie parallèle pour laquelle la vie humaine n’a aucune valeur. Les défenseurs des droits de l’Homme dénonçant les violations et abus commis se retrouvent alors bien souvent dans le collimateur des auteurs de ces crimes.

Or le droit international nous rappelle qu’il est de la responsabilité première des Etats non seulement de lutter contre les violations des droits de l’Homme, mais également de protéger les défenseurs des droits de l’Homme qui dénoncent ces mêmes violations, et de veiller à un environnement propice à la conduite de leurs activités.

Voilà pourquoi aucun débat n’est aujourd’hui plus actuel que celui sur les droits de l’Homme. C’est le débat fondamental qui devrait nous permettre de définir ce qu’est un être humain, vers où le conduit son chemin, et surtout de confirmer une fois de plus que là où il n’est pas libre d’être, de parler, de s’exprimer, de décider de son propre destin, un Homme cesse d’être un Homme. L’année que nous vivons est peut-être celle où, en raison de la crise, chaque citoyen prendra conscience que les droits humains sont un impératif quotidien, qui ne se pose pas seulement dans des pays lointains, imaginaires et désertiques, ou dans les mondes bombardés. Les droits de l’Homme font partie de l’air que nous respirons, et renoncer à savoir, à connaître et à agir signifie renoncer complètement à soi-même, aux autres, et à l’avenir de ce que nous serons.

N’oublions pas celles et ceux qui se battent pour la liberté, l’égalité et la justice. Tous ensemble, nous pouvons et nous devons faire que ce combat n’emprisonne personne mais nous libère tous. "

.FIDH, le blog

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